La dictature du Logos
C’est écrit noir sur blanc dans le livre sacré qui fonde notre culture, au commencement était le verbe, et c’est en nommant les choses et les êtres qu’il leur a donné la vie. Le concept est d’une telle efficacité qu’on le retrouve autant chez les païens supposés archaïques – si la sorcellerie s’appuie sur l’invocation et le chamanisme sur des chants, ce n’es pas uniquement pour faire joli aux oreilles des anthropologues occidentaux – qu’au stade supposé le plus perfectionné de l’humanité : nous. Car nous avons beau méditer activement entre deux e-mails ou shoots culturels écolo-d’avant-garde afin de polir notre miroir ou désembrumer notre conscience spirituelle, nous restons les suppôts du Logos. Accros à ses médailles en chocolat, nous voulons des mots pour nous rassurer, quitte à nous intoxiquer.
Même lorsque nous prétendons nous affranchir du mental nous finissons par lui faire allégeance : pour donner forme à l’invisible qui nous habite, pour échanger, pour transmettre, il nous faut conceptualiser, mettre en boîte, enfermer…J’entends déjà des petits malins s’écrier : « Et les sourds et muets alors ? ». Je leur répondrais que :
a) le langage étant protéiforme, rien ne prouve que recourir à l’expression corporelle ou plastique ne soit pas une variante des mots
b) cette digression m’éloigne du véritable sujet de ce post, qui est notre difficulté à nous sentir être en dehors de toute étiquette
Pour des raisons tant personnelles que professionnelles, je fréquente régulièrement des profils que je qualifie sciemment d’atypiques. Qu’ils soient identifiés par un tiers comme « surdoués », « précoces », « à haut potentiels », « Asperger », « bipolaires », « introvertis », ces individus ont en commun la souffrance d’être marginalisés parce qu’ils ne correspondent pas au format en vigueur. Quelque chose dans leur état d’être perturbe leur entourage par son caractère inhabituel, réveillant une peur de l’inconnu qui bientôt devient rejet défensif. Alors ces cygnes égarés au milieu des canards cherchent, pour se soulager, l’étiquette qui justifierait ce qu’ils vivent comme leur défaut de fabrication.
La créativité humaine étant sans limite – ils paraît que notre bêtise aussi, dixit le génie ex-attardé Albert Einstein (1) – ils finissent toujours par trouver une panoplie identitaire qui sied à leur âme. Certains se satisferont de l’uniforme, parce qu’il comble leur besoin d’appartenance et leur permet de narguer le reste du monde en projetant dessus la notion de différence ; à présent eux aussi font partie d’un clan! Restent les autres, ceux que le désespoir rattrape parce qu’ils réalisent tôt ou tard que leur accoutrement identitaire est un leurre, et que « mettre un mot sur leur mal » – qu’il s’agisse d’un score au WISC(2) ou d’une entrée du DSM (3) – n’efface pas la distance abyssale entre eux et les « normaux».
A ceux-là, j’aimerais en conclusion citer Jiddu Krishnamurti, qui dans son ouvrage Se libérer du connu a si bien trouvé les mots pour révéler la violence sous-jacente à l’étiquetage du Logos: « si l’on ne se compare à personne, on devient ce que l’on est ».
(1) l’illustre physicien aurait parlé très tard, amenant les adultes autour de lui à s’interroger sur ses compétences intellectuelles
(2) référence en terme de test de QI
(3) manuel de psychiatrie