Oscar, Khalil, Carl Gustav et les autres
J’achevais mon précédent billet sur la sororité quand je me surpris à réaliser que si des femmes m’avaient sauvée en des moments critiques, les individus ayant le plus contribué à façonner celle que je suis aujourd’hui sont les hommes qui ont touché mon âme. D’où ce second hommage aux illustres architectes de ma construction intellectuelle (les anonymes qui se reconnaîtront sauront lire ma gratitude entre les lignes).
L’esprit me fut donné par Oscar Wilde. Subjuguée par le portrait de Dorian Gray, j’appris de lui que l’on peut être profond dans la superficialité, joyeusement subversif, et que la seule fidélité qui vaille est celle que l’on s’accorde à soi-même. J’avais 16 ans lorsque ces valeurs prirent les traits d’un ami-amoureux dont je mis des années à comprendre combien ses discours provocateurs, mais ô combien pertinents, avaient forgé mes stratégies d’intégration au monde. A toi qui le premier put m’aimer malgré moi et que je ne sus reconnaître, je dis « merci».
C’est cependant Khalil Gibran qui me fit entrevoir l’essence de l’amour au seuil de l’âge adulte. Dévastée par un mauvais choix amoureux, je m’étais retirée dans le couvent de l’introspection. Je croyais aimer parce que je souffrais du manque de la présence de l’autre, quand je découvris l’extraordinaire liaison de Khalil Gibran et May Ziadé: près de vingt ans d’échanges exclusivement épistolaires, rédigés à l’encre du sublime. Ainsi découvris-je que l’amour n’est pas le désir, même s’ils gagnent à se nourrir.
Cette conception de l’amour, basée sur l’envie et non le besoin d’être avec l’autre, s’est ancrée en moi à la lecture de Carl Gustav Jung. Une fois n’est pas coutume, j’évoquerai ici l’homme au-delà du penseur, tant ses choix personnels et son rapport aux femmes m’a conduite à interroger mes propres représentations mentales du couple: marié et père de famille, Jung ne s’est jamais caché de ses multiples liaisons dont celle qu’il entretenait avec Toni Wolff, qu’il appelait « la femme-anima » (1). Encourageant ses collaboratrices à explorer leur inconscient et à écrire sur l’âme féminine (2), il reconnaissait au beau sexe la légitimité de se définir par lui-même. Si la vie privée de Jung laisse rarement indifférent, c’est qu’elle heurte notre morale bourgeoise – nichée parfois insidieusement sous une bonne couche de féminisme – tout en semblant flatter ses zones d’ombre ; elle bouscule nos préjugés sur la nature de la liberté et de l’engagement au sein du couple. Pour ma part, je reste convaincue qu’aucun amour contingent n’a jamais eu raison du seul amour nécessaire(3) de Jung, Sophia(4). Adhérer à cette idée semble réduire la femme au rôle de support projectif de l’anima, je crois pourtant qu’à l’inverse elle met en lumière ceci : lorsqu’il se donne les moyens de devenir son propre maître, l’homme est capable de concevoir la femme comme un sujet au même titre que lui, plutôt que comme un objet érotique, nourricier ou subordonné. Mieux qu’un Alter Ego, une égaltérité.
1) c’est à dire l’incarnation de son propre féminin intérieur
(2) pour ne citer que les plus prestigieuses Esther Harding et Marie Louise Von Franz, sans oublier sa propre épouse Emma Jung
(3) formule clin d’oeil empruntée à Sartre et Beauvoir
(4) en grec la sagesse