Les invisibles
Ce n’est pas moi qui affabule ou invente un nouveau concept pour faire l’intéressante, c’est un constat partagé avec la psychologue chilienne Pilar Sordo: il est une caste émergente d’ individus qui traversent notre quotidien sans que nous n’y prêtions plus attention, soit que notre propre nombril nous accapare, soit que nos préjugés embuent notre regard.
C’est dans son best-seller Bienvenue douleur! que Pilar définit ces « invisibles ». Ils sont employés de maisons, chauffeurs de transports en commun, personnel d’accueil, de sécurité ou d’entretien d’entreprises, stagiaires, voisins…etc. Ils hantent nos activités privées et publiques, comme de gentils fantômes que l’on tolère ou finit par oublier s’ils ne jouent pas les esprits frappeurs. Car nous, citoyens de pays dits civilisés, si prompts à brandir l’étendard de l’humanisme à chaque barbarie médiatisée, solidaires sans frontières numériques, sommes paradoxalement de moins en moins capables de reconnaître le sacré (1) qui sommeille en tout être incarné. Pire, nous nous comportons comme les bons bourgeois à qui un joli mois de Mai des 60’s avait montré ses fesses: nous raisonnons, nous communions, nous professons, et puis, repus de confort matériel et/ou intellectuel, nous omettons d’appliquer lorsqu’une opportunité effective s’offre à nous.
Force est de constater que nous rêvons la fraternité plus que nous ne la vivons, parce qu’en réalité il est bien plus facile de donner un chèque ou d’acheter Bio que de servir puis partager une soupe populaire ou de s’intéresser le temps d’un café au vécu d’un étranger. Nous agissons lorsque la culpabilité nous étreint, nous sursautons avec fougue en nous promettant de nous engager (et bien souvent d’évangéliser nos proches!), mais combien d’entre nous prennent en conscience le temps de dire « bonjour, comment allez-vous? » à la concierge de l’immeuble, celle qu’on soupçonne de voter FN et qui semble toujours faire la tête?
Nul n’est immunisé contre l’invisibilité. A 22 ans j’ai failli mourir d’une péritonite parce que vivant à un étage de Cité U où j’étais anonyme, personne n’a daigné s’inquiéter de mes incessantes allées et venues titubantes jusqu’aux sanitaires. Le salut est venu d’une interne en médecine qui, croisée par hasard, a répondu au serment d’Hippocrate. Au-delà de ma gratitude envers elle, je me suis promis de ne jamais prendre le risque, par peur ou indifférence, de laisser un tiers en danger sous prétexte que nous ne sommes pas intimes ou que je suppose des fossés idéologiques entre nous.
Si la canicule de 2003 nous a prouvé que notre indifférence pouvait être mortelle, il est grand temps de réaliser que le premier symptôme est l’aveuglement qui rend nos congénères translucides. Alors plutôt que d’être tous « Charly » ou « Parisiens » ou “migrants”, si nous étions des « humains » capables de rendre sa visibilité à nos pairs (2)?
(1) ou tout autre concept philosophico-spirituel, ne soyons pas sectaires!
(2) et plus si affinités