L’éternel masculin
Comme le Ziggy de Starmania, mon premier amour s’appelait David Bowie.
Si je n’ai pas changé mon nom pour lui j’ai accueilli son oeuvre dans mon imaginaire, sans conditions, comme toute amoureux(se) s’abandonnant pour laisser l’autre ensemencer son âme. J’ai projeté sur lui l’idéal Wildien d’une beauté que nulle temporalité ne pourrait altérer, bien que ce Dorian Gray là n’ait jamais rien eu à mes yeux d’un Puer Eternus (1).
Plutôt que de laisser endosser à son image le poids de ses péchés ou de sa dégénérescence, David Bowie l’a remodelée à l’infini dans un jeu vertigineux de Persona (2) dont il emporte aujourd’hui tout le mystère. Son identité pourrait se révéler rétrospectivement son chef d’oeuvre, et ses mues artistiques, nourries de la diversité culturelle du monde, des manifestations archétypales jalonnant son propre voyage vers l’individuation (3).
Sa fascination pour le théâtre japonais éclaire ainsi l’ambiguïté de genres qu’il a si souvent entretenue à travers des personnages dont l’androgynie n’avait toutefois rien d’efféminé. En effet, contrairement aux idées reçues relatives aux Onnagata (4), on peut vivre comme les femmes tout en les aimant comme un homme (et vice versa). Les marginaux et les paumés chantés par David Bowie à l’époque berlinoise nous rappellent aussi que seul l’élan du cœur et de l’âme vaut la peine d’être vécu, parce qu’il a le pouvoir de sublimer l’ordinaire. De nous faire voir comme à Claudel l’étoile embourbée dans notre prochain, égarés que nous sommes dans un quotidien désenchanté…
Homme ou femme, humain ou extra-terrestre, idole ou paria, dans le fond quelle importance? Telle était peut-être la plus grande force de l’artiste absolu que fut David Bowie: faire mouche au coeur de l’essence sans effleurer les clichés ni verser dans le cabotinage. Par la puissance évocatrice de ses variations exploratoires intrapsychiques, il s’est hissé au-delà de sa condition humaine, devenant pour une armée de rebelles l’icône représentative de leur nature incertaine ou fluctuante – sorte de « freak pride » avant l’heure -ou encore le témoin inspiré de cette folie qu’il avait vu animer son frère. Un héros mélancolique qui aura su traverser courageusement ses ténèbres en quête de lui-même, digne jusqu’au bout.
Et, surtout, pour certain(e)s d’entre nous, l’impermanente incarnation de l’éternel masculin.
(1) littéralement « enfant éternel » mais du point de vue symbolique, « éternel adolescent »
(2) en grec « masque » et chez Jung le visage social
(3) chez Jung toujours, l’accomplissement de l’âme à travers la réconciliation des opposés en une expression totale des tendances de la personnalité
(4) acteurs du théâtre Kabuki spécialisés dans les rôles de femmes