Du handicap à l’art d’être hypersensible
Dans son séminaire sur « la personnalité hypersensible » (1), le Dr Samuel Pfeifer positionne son sujet à l’interface de la psychologie et de la psychiatrie, c’est à dire à la frontière de la norme et de la pathologie. Ce constat renvoie à l’évolution même de l’interprétation de cette façon particulière d’être au monde : perçue par la psychanalyse jungienne comme une hyper réceptivité aux stimulations externes et internes – excitation ou inhibition sensorielle provoquant une exaltation ou une angoisse, selon les croyances qu’elle (ré)active – elle est entrée depuis dans la famille des « troubles » anxieux ou de l’humeur. Cette nomination permet d’apporter des solutions aux difficultés rencontrées par ces sujets dans leur vie relationnelle et quotidienne, sous la forme :
– d’un traitement médicamenteux lorsqu’il s’agir de réguler des émotions jugées trop intenses ou inadaptées
– d’un suivi en thérapie cognitivo-comportementale lorsqu’il s’agit d’augmenter le seuil de tolérance aux stimulations
Si cette approche (ré)éducative et normative apporte soulagement à ceux qui y aspirent, elle fait le choix d’éluder l’investigation des origines psychologique des symptômes traités. En d’autres termes, elle considère implicitement que l’hypersensibilité est un handicap, non au sens premier d’un désavantage contextuel mais d’une anomalie qu’il faudrait compenser ou cacher. Or comme le soulignent les travaux actuels sur l’accompagnement des personnes handicapés, n’est-ce pas le regard de la société et les services qu’elle offre à ses concitoyens qui mériteraient d’être corrigés ? Ici se pose la question de l’orthodoxie ontologique :est-il vraiment nécessaire de se contraindre dans un modèle unique d’humanité pour vivre heureux, tant avec soi-même qu’avec les autres ? Quelles que soient les avancées théoriques ou technologiques en matière de santé mentale, le rang des exclus de la mondialisation pour cause de non conformité à ses diktats ne cesse d’augmenter. Et avec eux, les « troubles » et « pathologies » recensés dans le DSM…(2)
L’expérience personnelle directe et indirecte, me porte à croire que la meilleure voie de réalisation des personnes sensibles pourrait être l’art, non dans une optique institutionnalisée curative ou adaptative mais vécue comme un no man’s land où l’âme peut, enfin, se déployer aux quatre vents en quête de sa vérité personnelle. Quand l’inconscient infini parle son langage de mots, de gestes ou d’images, les carcans identitaires empruntés à d’autres se fendillent jusqu’à parfois éclater. Le processus est bien souvent douloureux, et nombreux sont ceux qui s’y sont égarés, mais en ces instants de grâce l’Être ne se vit plus comme encamisolé dans la chair ou dans les projections fantasmatiques d’autrui ; il savoure pleinement sa connexion au monde et sa liberté de choisir par lui-même,en conscience, les masques-reflets qui rehausseront désormais sa beauté.
(2) manuel référence internationale de la santé mentale