Steak and Love
Je souhaite vous faire part du choc que j’ai eu le jour où je me suis retrouvée face à l’étalage d’une boucherie d’un supermarché. Je me tenais là devant des centaines de morceaux d’animaux, corps morcelés, vie animale découpée et préemballée.
Et j’ai eu honte, honte de nous, honte de moi. Je n’avais qu’à tendre le bras pour me servir. Qui étais-je pour avoir ce droit ? A cet instant, j’étais bien loin de tous débats intérieurs sur la nourriture, sur le bien fondé diététique de manger ou non de la viande ? Non, il ne s’agissait pas du tout de cela, il s’agissait en fait de ma passivité de consommatrice que je remettais en cause. Je retrouvais entre mes mains une nourriture qui m’était destinée et que je prenais jusqu’alors sans me poser de questions, me rendant ainsi complice des actes et des comportements humains tout au long de cette chaîne alimentaire. Pourtant, le cœur au bord des lèvres, j’osais ouvrir les yeux devant ces étalages morbides, et soudain, je me surpris à tenter malgré moi, dans une frénésie, de reconstituer un corps complet, prenant du regard, par-ci une tête, par-là un flanc, des organes, puis les pattes, puis une queue, cherchant à tout prix à redonner à mes yeux l’image d’une vie animale. Aucun de ces êtres n’a eu la chance de pouvoir échapper à ce destin implacable. Avais-je combattu l’animal ?
Lui avais-je moi-même ôté la vie ? A-t-il pu avoir l’occasion de se battre ? de s’échapper pour retrouver les siens et la liberté ? Non, rien de tout cela. Alors, que pouvait m’apporter cette chair ? Quelle énergie subtile pouvait pénétrer mon corps en mangeant de cet animal ?
Chez mes ancêtres, il existait une relation intime et sacrée avec l’animal. Le chasseur, en mangeant la chair de l’animal, se voyait acquérir les qualités et les ressources que celui-ci avait réussi à déployer dans sa lutte pour lui échapper. Mais nous avons aujourd’hui transformé un acte de pouvoir en acte d’asservissement animal amenant l’animal à une mort sans dignité.
Et j’ai vu alors, en superpositions, les fermes-usines et nos cités-dortoirs, puis j’ai vu défiler les wagons à bestiaux et nos transports en commun dans lesquels s’entassent les animaux apeurés, et les travailleurs livides et somnolents, s’acheminant pour les uns vers l’abattoir, et pour les autres sur leur lieu de travail.
Se pourrait-il que nous nous imposions cela tout une vie par culpabilité inconsciente ? Une culpabilité issue de notre non-volonté d’oser voir ce que nous infligeons à la vie, quelle que soit sa forme. J’hésitai à m’enfuir, pour ne plus voir cet étalage morbide. Mais je ne pouvais pas faire taire cette voix intérieure qui me clouait sur place. Etait-ce mon animalité qui me forçait à rester là, pour voir tout cela, sans détourner les yeux ?
Cette force me maintenait devant cet étalage m’obligeant à choisir avec conscience un morceau de viande pour me nourrir. Il était tout d’un coup devenu évident que je n’allais pas me remettre à chasser ; il y a bien longtemps que mon âme de chasseur s’était éteinte. Fille de l’urba-nité, mon âme est devenue citadine, mon besoin de me nourrir s’est réduit au simple souci d’un équilibre alimentaire. Je pris conscience alors que les rôles devaient s’inverser. Les animaux que nos ancêtres traquaient leur apportaient le pouvoir de leur vie d’animal libre. Il m’appartenait donc aujourd’hui de manger et de m’unir à cette viande d’abattoir, pour en transformer l’essence et redonner à l’esprit de l’animal, à travers moi, sa liberté perdue.
Il dépend de nous, de redonner un sens sacré à cette vie que l’on prend pour prolonger la nôtre, et rendre à l’animal sa dignité en faisant tout ce qui est en notre pouvoir pour nous comporter en êtres libres, afin que ces libertés enlevées par des mises à mort à la chaîne ne se perdent pas dans le néant d’une vie humaine de résignation.