Catherine Despeux
« Que le Dao œuvre en soi »
Propos recueillis par Delphine Lhuillier
Nous avons demandé à Catherine Despeux, professeure émérite à l’INALCO et auteure de nombreux ouvrages sur le Taoïsme, de nous parler des femmes qui s’engagent sur la voie de l’alchimie interne taoïste.
Bonjour Catherine, pouvez-vous nous parler de l’alchimie interne taoïste réalisée par les femmes ?
Il existe des techniques d’alchimie interne spécifiques aux femmes, mais elles ne sont pas réellement très différentes des techniques utilisées par les hommes. Certains textes insistent sur le fait que la base énergétique de la femme est le sang menstruel ; la contre-partie étant l’essence séminale pour l’homme. Le sang menstruel est ainsi caractéristique de la féminité en Chine et dans beaucoup d’autres cultures dans le monde. C’est à la fois la force de la femme et l’une des sources de maux qui lui sont spécifiques et relatifs au cycle menstruel : dysménorrhées, hyperménorrhées, etc. S’il existe des techniques de base, notamment le massage des seins décrit dans certains textes taoïstes, je souhaiterais insister sur le fait que ces massages et d’une manière générale, ces techniques, doivent être replacés dans un contexte plus large ; celui d’un cheminement spirituel qui commence par l’harmonisation de la personne et tous ses constituants, aussi bien physiques, psychiques que spirituels. Dans le Taoïsme et dans le Qi Gong, il arrive que les pratiquants s’attachent trop à la technique corporelle en tant que telle ; celle-ci est surtout un point de départ, une aide sur le long parcours à la recherche de soi, ou du Dao (de la Voie) comme diraient les Taoïstes. La Voie, on la recherche aussi par la concentration de l’esprit, la vigilance, le travail de la pensée pour lesquels il existe certes des techniques, mais, à un certain moment, il faut laisser tout cela pour entrer dans le non-agir, de façon que le Dao œuvre en soi et à travers soi.
Quel est le but principal ?
C’est l’épanouissement de soi. Dans le contexte culturel chinois, cela veut dire avoir une vie saine, être dans la joie et vivre une intégration harmonieuse dans son environnement : naturel ou social. On y parvient dans la détente, la souplesse, le non-agir, la spontanéité, je cite là certaines qualités parmi d’autres qui permettent la réalisation de la Voie. Plus l’adepte est en conformité avec le Dao, plus il œuvre avec efficacité dans la vie quotidienne. Cette recherche est à la fois très pragmatique et très simple ; elle correspond à un souhait fondamental de l’être humain : le bonheur.
Selon vous, de nombreux pratiquants s’égareraient donc en chemin en voulant trop s’attacher aux techniques…
L’attachement aux techniques bloque l’énergie et les processus de transformation qui sont indispensables dans toute cette alchimie intérieure. Le point d’équilibre est délicat : trop de concentration nuit, mais une insuffisance de concentration est aussi nuisible. Ainsi, une concentration trop forte sur les organes génitaux et le sang menstruel ou sur les seins peut entraîner des blocages de l’énergie et focaliser la pratiquante sur son corps et sur la sexualité, au détriment de la recherche de l’origine de cette force dont la sexualité n’est qu’une des composantes, autrement dit, de l’origine de la vie. L’alchimie nécessite un travail sur le désir et sur les liens entre plaisir physique, émotions, sérénité, ouverture, esprit, etc.
Pour un taoïste, que peur signifier « avoir une sexualité épanouie » ?
Tout le problème réside là en effet. Qu’est-ce que peut bien vouloir dire « avoir une sexualité épanouie » ? Les opinions sont très divergentes au sein même du Taoïsme. On rencontre des attitudes très différentes. Il y a d’un côté les pratiquants qui prônent une sexualité sans acte sexuel ; la force fondamentale qui s’exprime dans la sexualité apparaît et se manifeste alors dans la méditation ou dans d’autres pratiques utilisées au cours du processus de transformation. Et de l’autre, côté, il y a ceux qui, au contraire, utilisent la sexualité. Pour ceux-là, une sexualité est épanouie dans la mesure où elle permet à la personne de vivre dans un état de plénitude, non pas fugitif ou momentané, mais durable. Il y a dans ce sens tout un travail à réaliser pour aborder la sexualité et lui accorder la place qui lui revient dans l’ensemble des éléments qui vont constituer la personne et, plus encore, dans le cosmos, par un détachement des limites du corps et une prise de conscience du grand vide cosmique.
Quand vous dites qu’il n’y a finalement pas de différence entre les techniques utilisées par les hommes et les femmes, cela veut-il dire que les Taoïstes ne font pas de distinction entre l’homme et la femme, contrairement à d’autres philosophies religieuses ?
Les Taoïstes font tout de même une différence ; la femme est yin, donc parfois associée à l’ombre, au démoniaque et à une position inférieure. Mais pour ce qui est des exercices et de la pratique individuelle, cette différence est minime et le but pour l’homme comme pour la femme se situe au-delà de la différence de genre. Nous voyons en effet très bien dans les techniques d’alchimie intérieure masculines des éléments qui font appel à l’imaginaire féminin, quand ils vivent par exemple une grossesse symbolique, comme une femme. Ils deviennent alors momentanément comme des femmes. A l’inverse, la femme va retrouver une part masculine chez elle quand ses seins diminuent et que son cycle menstruel disparaît. Il y a donc vraiment un travail qui cherche à équilibrer la part du masculin et du féminin dans chaque genre.
Certaines pratiques taoïstes invitent à stopper les menstruations avant la ménopause. Ce qui va à l’encontre de certaines pensées occidentales comme celle qui considère que les menstruations permettent une purification qui pourrait expliquer une espérance de vie plus importante chez les femmes que chez les hommes. Qu’en pensez-vous ?
C’est une question que je me pose. Cet arrêt des règles est une expérience que certaines Taoïstes vivent, mais quand on les interroge sur ce que cela représente pour elles, il est bien difficile d’obtenir une réponse précise et leur attitude est ambiguë. D’une part, cet écoulement menstruel semble un nettoyage nécessaire d’impuretés qui sortent du corps mais qui les rendent alors impures, d’autre part c’est pour elles une déperdition d’énergie. J’ai rencontré plusieurs Taoïstes qui avaient connu cette interruption des règles. Il existe également des témoignages chez des moniales occidentales qui pratiquent avec intensité l’intériorité. Personnellement, je ne sais pas quoi en penser et j’ai beaucoup de difficultés à trouver une explication ; j’aimerais bien savoir par exemple, à quoi cela peut correspondre du point de vue biologique, hormonal ou neurophysiologique. Que les femmes taoïstes considèrent l’arrêt des règles comme une purification est un discours qui correspond bien au contexte de la culture chinoise : en Chine, une femme est impure quand elle a ses règles. Elle ne peut donc plus accomplir ses rituels et elle est soumise à nombre d’interdits…
Que pensez-vous que ce cheminement alchimique féminin taoïste puisse apporter aujourd’hui aux femmes occidentales ?
Je n’en sais absolument rien. Cela doit dépendre de l’histoire de chaque femme. Une alchimie féminine bien comprise implique de savoir maîtriser le « régime du feu », c’est-à-dire, trouver l’exercice ou l’attitude mentale capable de remédier à un problème précis à un moment donné. Il n’existe pas de recette miracle applicable à tous. Le détour par la Chine peut être utile, ne serait-ce que pour la part de rêve et d’espoir qu’il apporte, mais, comme le disait Laozi, « notre destin dépend de nous et non du ciel ». Ainsi, le bien-être dépend de soi et non d’une quelconque technique.