Lewis Mehl-Madrona
« Tout est histoire. »
Propos recueillis pas Delphine Lhuillier
Le Dr Lewis Mehl-Madrona nous partage ses recherches et le processus thérapeutique qu’il a développé sur le pouvoir guérisseur des histoires. Quand les processus primordiaux de guérison des Native Americans, les neurosciences et la psychologie se mettent au service de l’Homme.
Bonjour Lewis, pouvez-vous nous raconter pourquoi vous avez placé le processus narratif au cœur de votre travail ?
Parce que tout est histoire. Nous en inventons à tout instant : lorsque nous marchons ou que nous conduisons notre voiture pour rentrer à la maison, nous nous racontons tout ce que nous allons faire. Et nous argumentons : et si, et si, et si… Et nous finissons par conclure que nous devrions acheter des fleurs pour celle que nous aimons, que nous allons passer chez le traiteur chinois parce que les enfants adorent ça… Nous avons la capacité de créer sans cesse des histoires car le processus narratif est l’activité la plus simple pour notre cerveau. Et quand nous ne comprenons pas une situation ou un événement, nous continuons à nous raconter encore une histoire. Pour illustrer ce propos, vous vous souvenez peut-être du film « Les dieux sont tombés sur la tête ». Quand la bouteille de coca-cola tombe sur la tête du bushman, la tribu commence à expliquer le phénomène. Toutes les cultures dans le monde utilisent ainsi depuis longtemps les histoires pour transmettre leur sagesse et créer du lien entre les hommes ; ce sont des neurotransmetteurs sociaux.
Le cours de l’évolution aurait donc créé un grand cerveau qui fonctionne en racontant des histoires.
Depuis la nuit des temps, le monde est une histoire que tous les peuples, les civilisations narrent à travers leur cosmogénèse, leur heuristique (l’art d’inventer, de faire des découvertes) et leurs théories. Même une preuve mathématique est une histoire. Quand le cerveau enregistre des souvenirs, c’est aussi une structure narrative : on retrouve des caractères, des personnages, un but, un lieu, une signification. Toute notre conversation est une histoire qui se tisse selon ce que nous voulons et ce que nous attendons l’un de l’autre.
Alors, JE suis histoire…
Bien sûr ! Le Moi se construit à partir de ma mémoire. Je saisis des événements de ma vie et je construis une histoire qui s’appelle Moi. C’est une petite région dans le cerveau : le cortex préfrontal médian qui raconte cette histoire continuellement. Sans l’activité de cette région de notre cerveau, notre vie serait « déconnectée ».
Vous allez jusqu’à parler du pouvoir guérisseur des histoires. Pouvez-vous nous expliquer ?
Si vous voulez changer votre vie, vous pouvez changer votre histoire. Si vous n’avez que de mauvaises histoires à raconter, vous pouvez les transformer en de bonnes histoires. Certaines personnes racontent qu’elles sont déprimées, folles, stupides… Mais elles peuvent en décider autrement. Si elles ont vécu de grandes souffrances, elles peuvent devenir héroïques. Le processus thérapeutique permet aux personnes d’accéder à cette transformation pour se sentir mieux.
Comment la personne parvient-elle à cette transformation ?
Grâce au jeu. Elle joue de tout son cœur et de tout son corps sa nouvelle histoire avec d’autres personnes qui peuvent représenter des membres de sa famille, des amis, et un public qui représente la communauté, le monde. Le processus de transformation psychothérapeutique individuel est nécessairement un processus de transformation du groupe, la création d’une nouvelle tribu. Car chacun d’entre nous a besoin d’une tribu : Génération Tao, le Tao, le Taiji… Nous avons tous besoin d’une communauté, d’autres personnes qui peuvent nous écouter, nous entourer. C’est un processus social. L’individu ne peut pas changer seul.
Ce qui est valable sur le plan individuel l’est donc sur le plan collectif…
Pour intégrer leur culture, les Hommes ont besoin de partager des légendes, des mythes : une expérience commune de sensations et de perceptions dans laquelle les cérémonies ont un rôle à jouer. Sans histoires, le monde serait incompréhensible.
Mais l’histoire, parfois, ne marche pas bien…
Le monde que nous connaissons est créé par notre cerveau. C’est une représentation qui raconte comment tout fonctionne et comment obtenir ce que nous voulons. Et oui, parfois, l’histoire ne fonctionne pas très bien : nous recevons alors un diagnostic psychiatrique qui nous désigne schizophrénique, bipolaire ou dépressifs… Je travaille actuellement avec des personnes atteintes de schizophrénie. J’ai pour elles beaucoup d’affection. Elles racontent des histoires étranges, mais très intéressantes ; elles voient ce que les autres ne voient pas.
Les psychotiques vivent ainsi des aventures extraordinaires. Ils établissent des connexions entre les mondes visible et invisible. Avec mon équipe, nous essayons de créer avec elles l’histoire la plus plausible pour le public. Une personne peut par exemple intégrer progressivement qu’elle n’est pas victime des Martiens, mais que ce sont ses parents qui veulent tout contrôler. Le fonctionnement du lobe frontal, qui a une neuro-plasticité, se reconstruit alors peu à peu. De nouvelles connexions entre les neurones sont restaurées. Ces changements sont visibles par imagerie neuronale.
Nous pourrions peut-être trouver une histoire du monde qui fonctionne, une bonne histoire…
Nous avons besoin d’une nouvelle histoire pour les pays eux-mêmes et pour la collaboration entre les différentes nations. Ce pourrait être une histoire sans guerres et sans destructions.
Il suffirait que chaque tribu dans le monde raconte une histoire du monde à une autre tribu pour que la transmission se réalise. Nous pourrions alors partager tous ensemble la meilleure histoire du monde possible.
Le site de Lewis Mehl-Madrona www.mehl-madrona.com