L’embryon d’immortalité
L’immortalité en soi-même
Le temps passe. Je me souviens aujourd’hui, comme dans un rêve éveillé, de cette petite salle de la Sorbonne dans laquelle François Bizot(1), un de mes anciens enseignants à l’EPHE(2), nous rapportait les dernières avancées de ses recherches sur les rituels bouddhistes en Asie du sud-est, notamment en Thaïlande. J’ai retenu et intégré de ces moments qu’aussi belle une religion ou une spiritualité soit elle, elle peut pécher par son ignorance. Qu’ainsi le Bouddhisme, spiritualité et philosophie par laquelle j’étais attirée alors, pouvait être vécue comme une religion par ailleurs : ok, rien de bien transcendant jusque là. Que des rituels très précis, notamment initiatiques, de naissance et de mort, y avaient lieu : ça m’intéresse. Que plus le souci du détail était grand, plus le rituel avait souvent perdu de son sens. Il fallait planter tel piquet à telle distance, poser le linge blanc de telle manière et dans telle direction. Parce qu’au fond, plus personne ne savait ce que cela signifiait : ah bon !
Je ne saurai jamais si c’est sur ce fait que François Bizot voulait nous éclairer, mais c’est ce qui est resté gravé en moi : on pouvait se perdre dans des détails parce qu’on avait perdu le sens du chemin. Je pouvais me perdre à accumuler des connaissances et combler un vide existentiel (et matriciel) plutôt que me nourrir de sens. Peut-être bien que ce jour-là, j’ai réveillé, dans cette prise de conscience, le goût de l’expérience du sens et du sens de mes actions. Et il aura fallu que je recroise le nom de ce professeur pour que je me souvienne de ce moment. Il aura aussi fallu que je recroise son nom pour que je mesure la qualité et le parcours de cet homme dont je me rappelle la douceur et la simplicité. Il aura fallu toutes ces années pour que ma curiosité s’aiguise et que j’apprenne qu’il avait été géomètre, soldat en Algérie, barman, potier en Angleterre, tromboniste de jazz au Slow Club, dessinateur, et qu’il avait passé trois mois dans la jungle prisonnier des Khmers rouges.
Quel parcours ! Et je mesure à quel point je pouvais peu m’intéresser à ceux qui me donnaient de leur temps et de leur savoir à cette époque. A quel point j’étais peu consciente. La gangue était vide, je manquais de « grain » et de consistance. Aujourd’hui je peux enfin savourer ses paroles et ce qu’il disait du Kamatthan : Le bouddhisme d’Asie du Sud-Est se fonde sur le corps, appelé kammatthan, de kamma, qui signifie « action », et than, qui signifie « lieu ». Le corps, c’est le lieu de l’action. C’est ce que nous sommes, nous n’avons que cela, et c’est à travers ce corps que chacun peut être amené à développer « l’immortalité en soi-même », comme disent les Khmers. Vous entrez en vous-même et vous nourrissez, à l’aide de formules, un « embryon » qui vous permettra, au moment de la mort, de remplacer ce corps périssable. C’est vraiment une idée extraordinaire, de se donner naissance à soi-même. Oui, il est vraiment extraordinaire qu’à cet instant crucial une telle conscience puisse exister.
A l’aube de cette réflexion, je me dis : osons ne pas nous perdre, et aimer se perdre, en conjectures et pour lors, en « chinoiseries »(3) : ce mouvement date-t-il de l’époque Ming ou Song ? Est-ce que le 43 VB est sollicité si j’inspire avant d’expirer ? pour accéder à l’essence de notre âme et nourrir l’embryon d’immortalité.
(1) Né en 1940 à Nancy, François Bizot est envoyé en 1965 à la conservation d’Angkor, il devient spécialiste du bouddhisme khmer. En 1971, il est emprisonné pendant trois mois sous la férule du Khmer rouge Douch (« Le Portail », Flammarion, 2001). Expulsé du Cambodge en 1975, il s’installe en Thaïlande et fonde un centre de l’Ecole française d’Extrême-Orient. Il a également publié « Le silence du bourreau » (Flammarion).
(2) Ecole Pratique des Hautes Etudes.
(3) Nous autres amoureux de la culture chinoise sommes souvent atteints du syndrome des « chinoiseries », ce sens du détail qui nous faire perdre l’essence. Et qui peut atteindre jusqu’aux plus expérimentés d’entre nous.