Transe et extase
Pourquoi en avoir peur ?
Comment vous sentez-vous lorsque la nuit arrive ? Seriez-vous plutôt du matin ? Moi, j’aime ces longues soirées d’été et ses clairs-obscurs. J’aime encore davantage la profondeur de la nuit lorsqu’elle s’invite pour quelques heures. D’aussi loin que je m’en souvienne, c’est un moment sacré pour mon inspiration. Un espace de concentration et de créativité. J’entends le silence de la nuit. J’entre en activité tandis que d’autres ferment leurs paupières et ce sentiment m’apaise. Le « bruit » du monde se pose, je peux me recueillir. Depuis la nuit des temps et par tous les continents, la nuit inquiète, la nuit rassure. Elle nous interpelle, nous appelle. Elle suscite d’intenses émotions. C’est le hurlement de la louve, le hululement de la chouette, le royaume de la lune et des étoiles, du féminin et du sacré. Des cérémonies occultes aux déhanchements de soirées grisantes, c’est aussi le temps de tous les abus et de tous les extrêmes. Ainsi on se laisse aller, porter et conduire à la transe d’une danse, à l’extase d’une ivresse : la nuit, tous les chats sont gris.
Moi aussi, mes premières transes furent nocturnes. J’aimais ressentir la nuit la vibration de la nature : ses odeurs, ses couleurs et ses sons. Ou bien encore les murmures de la ville : ses lumières, son silence et son apaisement. J’aimais ces rencontres improbables, comme en voyage, où l’on se croise pour une nuit, où l’on se raconte tout, où on rit pour rien. Parce qu’on sait qu’on ne se reverra plus. Je me laissais envoûter par la nuit, comme si là, dans cette obscurité, je pouvais être autre. Je pouvais changer d’identité et me laisser guider : la nuit porte conseille.
J’aimais danser jusqu’à l’aube sur les rythmes trépidants et répétitifs de musiques hypnotisantes. Je ne ressentais pas la fatigue. Mon corps n’avait pas besoin de moi pour continuer à s’agiter. Mon esprit se vidait. J’étais totalement possédée par les rythmes forts qui jamais ne s’arrêtaient. Et puis, j’ai vite compris que ces nuits ressemblaient à un rêve et que les réveils pouvaient s’avérer difficiles. Mais je désirais retrouver ces instants magiques. Quelque chose en moi savait que cet état était porteur et réceptacle de vastes énergies. Que je pouvais alors me dépasser et me surpasser. Que j’osais ce que je n’osais pas dans un état de conscience dit « ordinaire ». Je ne connaissais plus la fatigue. J’accédais à une forme de transcendance qui en même temps m’échappait. Mes pas m’ont alors guidée vers d’autres horizons, sous le soleil de la conscience et j’ai rencontré le feu alchimique du souffle*. Il m’a fallu l’apprivoiser et me laisser apprivoiser. Et puis, surtout, me laisser traverser par lui, pour qu’il m’enseigne. J’ai été accompagnée. Merveilleusement accompagnée. La respiration et le souffle conscients ont pu alors me conduire de l’autre côté de la rive. J’ai retrouvé des états que j’avais connus, mais cette fois-ci, telle une chamane, j’ai pris conscience des étapes pour y accéder et j’ai appris à maîtriser le chemin du retour. Enfin, je découvrais la transe. La véritable transe. Pas un espace de possession où je serais dominée par l’emprise psychique de mon inconscient, mais un processus conscient porté par le soufflet de forge de mon souffle ou sa douce et profonde alchimie. Quand je suis en « transe », je suis « traversée ». Et dans cet état, mon être est capable de toutes les transformations, car il est par essence le lieu du changement, libre de tous les conditionnements. Il recèle et révèle l’infini possible de ce que je suis et de ce qui est. Je capte les forces d’une auto-régénération, des potentiels insoupçonnés.
Mais la transe aujourd’hui en Occident, comme un même pôle, fascine tout autant qu’elle fait peur. Nous sommes bien souvent limités par notre jugement : transpirer, respirer trop fort, laisser émerger des forces et des énergies primordiales, vibrer du son de l’extase ou être alangui(e) par une onde de plaisir. Ça ne se fait pas en public! Et si je perdais le contrôle… C’est que vous auriez envie de le perdre. La transe et l’extase sont des états naturels de l’âme humaine. Les empêcher d’exister, c’est s’empêcher de vivre. Je voudrais rappeler pour conclure que le mot transe vient du latin transire qui veut dire « aller au-delà ». Or, si c’est un chemin tracé vers l’inconnu, n’est-ce pas le propre de l’Homme que de s’avancer vers lui ? Quant au mot extase, il vient du grec ekstasis qui signifie « être hors de soi », mais aussi « transport », tel le « transport amoureux ». Ainsi, l’extase amoureuse (tout comme la transe amoureuse) nous élève et nous incarne. Elle nous transporte vers un nouvel état qui n’est plus seulement limité à soi. Et si nous allons « au-delà » et « hors », ce n’est pas pour nous évaporer, mais bien pour revenir et nous ancrer, nourris d’une qualité si riche que nous en serons à jamais transformés. Aussi transe et extase nous rapprochent-elles un peu plus chaque jour, chaque nuit, de notre « humanitude ».
* L’art du Souffle alchimique créé par Pol Charoy et Imanou Risselard consiste à ressentir l’adéquation du mouvement pulsatoire et ondulatoire primordial, de la respiration pulmonaire et de l’attention consciente.