Catherine Despeux
« Laisser cette source couler en soi. »
Propos recueillis par Delphine Lhuillier
Quel fervent pratiquant de Tai Ji Quan n’a pas lu l’ouvrage : « Taiji Quan, art martial, technique de longue vie » ? Quel passionné du Tao ne s’est pas plongé dans la lecture de « Taoïsme et corps humain » ? Ainsi Catherine Despeux est-elle devenue une figure emblématique et incontournable du Tao en France. Elle se raconte et nous partage sa vision du Tao.
Catherine, quand et comment avez-vous découvert le Tao pour la première fois ?
J’ai découvert le Tao à l’âge de 14 ans. Mes parents étaient abonnés à un club du livre et recevaient régulièrement des ouvrages que je lisais avec beaucoup de plaisir, j’aimais lire. Un jour, ils reçurent une traduction du Livre de la voie et de la vertu attribué à Laozi ; je la lus et relus avec fascination, je me souviens encore de la couverture en tissu gris recouverte d’une jaquette en rhodoïd transparent.
Qu’est-ce qui vous a séduit ?
Je fus séduite dans ce texte par le contraste avec ce que l’on m’apprenait : ce qui était important, ce n’était pas le plein, mais le vide, il ne fallait pas chercher la force mais la souplesse, etc. Je pourrais citer encore bien d’autres choses qui m’ont fascinée, comme l’importance du calme, de l’eau, du souffle de vie qui imprègne toute chose. Par la suite, lorsque, après des études de chinois aux Langues Orientales, je partis faire un séjour linguistique de quatre ans à Taiwan, je me plongeais dans divers aspects de la culture chinoise : chant théâtral, cithare, acupuncture, Tai Ji Quan ; j’ai pu rencontrer des bouddhistes, des taoïstes, des personnes d’une grande qualité humaine, ce fut un enchantement. Avec le recul, j’ai le sentiment que je ne comprenais pas grand chose, mais que je me suis alors imprégnée de visions du monde sur lesquelles peu à peu je pus mettre des mots et qui devinrent plus précises lorsque je pus lire des textes du Canon taoïste.
Comment exprimeriez-vous le Tao ?
Comment exprimer le Tao puisque le premier chapitre du livre de Laozi avertit que la Voie que l’on peut énoncer n’est pas la voie constante et que celle-ci ne peut avoir de qualités particulières ? Ce que je pourrais en exprimer change selon les situations, selon les intérêts du moment. Maintenant, j’aurais envie de dire ce qu’en dit Zhuangzi, que le Tao se trouve partout, même dans les choses les plus viles et qu’il peut être appréhendé à chaque instant de la vie, dans le calme comme dans le mouvement, que c’est quelque chose de très simple mais qui, tel un oiseau, nous effleure sans qu’on sache le reconnaître. Dès qu’on veut le saisir, il nous échappe. Le Tao, la Voie, c’est ce que l’on parcourt, autrement dit, le Tao, c’est en premier lieu le chemin et le cheminement.
Quelle différence faites-vous entre le Tao, le Taoïsme et Lao zi ?
Le Tao, la Voie, est un concept général de la pensée chinoise, nombre de penseurs chinois de l’antiquité tels que les légistes ou les confucéens ont eu leur conception de la Voie. Laozi, personnage de légende qui aurait vécu au VIe-Ve siècle avant notre ère, est probablement un pseudonyme pour un groupe de personnes au sein desquelles circulaient des idées réunies dans le « Livre de la Voie et de sa vertu » que l’on attribue à Laozi. Cet ouvrage indique des recettes pour trouver la Voie et la réaliser dans la vie de chaque jour, pour soi-même, à travers une culture de soi dans laquelle les exercices respiratoires et contemplatifs jouent un rôle essentiel, pour la société en y faisant régner l’harmonie, et pour l’Etat quand il s’agit du souverain ou d’un fonctionnaire qui peut y trouver des recettes de gouvernement. Cet ouvrage, qui a exercé une influence considérable dans la culture chinoise, est devenu dans les premiers siècles de notre ère le texte de référence de communautés religieuses qui furent à l’origine d’un grand courant religieux que l’on a appelé en Occident « taoïsme ». Ce que l’on appelle taoïsme correspond en Chine, d’une part à la pensée de grands personnages de l’antiquité comme Laozi et Zhuangzi, d’autre part à des manifestations religieuses de cette pensée, avec des liturgies, des rituels, un clergé etc. Le taoïsme religieux comprend de multiples sectes fort diverses dont certaines très influencées par le bouddhisme.
Peut-on dire que l’on ne comprend le Tao que si l’on en fait l’expérience ?
Je ne crois pas que le Tao corresponde à une expérience quelconque, c’est quelque chose que l’on vit, qui s’exprime à travers soi, on expérimente des états, mais pas le Tao. Le Tao est la source, la « mère de tout sous le ciel » : on le trouve dans le Wuwei, « non agir », non pas au sens de ne rien faire, mais de lâcher prise, de laisser cette source couler en soi et s’exprimer à travers soi. Cela se passe dans les plus petites choses de la vie quotidienne, dans une odeur, un regard, un geste bien exécuté, un beau paysage. Zhuangzi le dit, le Tao est partout. Vouloir expérimenter ou comprendre le Tao, c’est passer à côté.
Que conseilleriez-vous à une personne qui souhaiterait suivre la voie du Tao ? Par quoi commencer ?
Si quelqu’un souhaite suivre la voie du Tao, il n’est rien de plus efficace à mon sens que d’apprendre une pratique, quelle qu’elle soit et de s’y exercer régulièrement. Ce peut être la calligraphie, le Tai Ji Quan, le Qi Gong, un art martial, mais aussi une pratique occidentale comme la peinture, la danse, la musique, le chant ou toute autre activité. Ce qui compte n’est pas tant la technique elle-même que la façon dont on effectue cet apprentissage, dont on chemine (le Tao). Il est vrai que, selon Laozi, tous nos maux proviennent de ce que l’on a un corps. Aussi la connaissance par le corps est-elle fondamentale, de même que les disciplines corporelles développées en Chine, notamment par les taoïstes. Il est essentiel de ne pas s’en tenir à un savoir intellectuel, c’est, je crois ce que veut dire Laozi quand il préconise de délaisser le savoir, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faut rejeter l’intellect, un outil parmi d’autres dans le cheminement pour vivre dans la voie du Tao. On peut par exemple lire chaque jour un chapitre du livre de Laozi ou de celui de Zhuangzi, et s’efforcer de l’appliquer dans la vie du jour, y réfléchir, observer, examiner et puis, tout oublier.
Selon vous, à notre époque, que peut apporter le Tao au monde et à l’Occident en particulier ?
Le Tao peut nous apporter tant de choses ! La joie de vivre, l’harmonie, la simplicité, la confiance dans la possibilité de trouver soi-même son bonheur et un équilibre de santé. Les taoïstes, encore plus que les médecins chinois, sont convaincus que chacun a la capacité de se soigner soi-même, voire de rester en bonne santé, en laissant le souffle, le Qi, circuler librement, en sachant se nourrir des échanges constants entre l’intérieur de soi et l’extérieur, que ce soit avec la nature ou avec des individus.