Ces histoires qui nous séparent
Rêver l’obscur de Starhawk (1) est décidément un ouvrage à lire, tant l’auteur y donne des clés majeures de compréhension de nos sociétés. Parmi elles, ce qu’elle nomme les 4 discours de mise à distance, soit les histoires qui fondent nos valeurs et conduites culturelles:
L’apocalypse ou Révolution
Ce film collectif parle d’un monde-objet éphémère créé par un Dieu qui n’y réside pas mais que nous rejoindrions à la fin des temps. En attendant de vivre cette « vraie » vie, ce récit nous pousse à surcoter les valeurs matérielles et à vivre en état de crise permanente pour éviter la catastrophe, jusqu’à l’épuisement.
Bons garçons/bonnes filles versus mauvais garçons/mauvaises filles
Ce scénario repose sur un principe d’exclusion: tout(e) individu ou situation serait une valeur ou son contraire, mais pas les deux à la fois. Ce déni du métissage nous amène à discriminer, au sens propre puis figuré : passé le discernement des nuances, nous finissons par choisir un camp sur la base d’une hiérarchie arbitraire mais posée en vérité absolue.
Le Grand Homme reçoit la vérité et la transmet à quelques élus
Dans cette fable, un homme (2) se fait le messager d’une grande vérité auprès de l’humanité, souvent en la défendant bec et ongles, la fin justifiant les moyens lorsqu’il s’agit du progrès de l’humanité. Cette illusion mentale postule l’authenticité d’un seul point de vue qu’il faudrait maintenir quand bien même notre expérience quotidienne nous ferait douter.
L’élection/la chute ou sauvé/damné ou Le rêve Américain
Que le héros se hisse au-dessus de sa condition initiale ou s’effondre, la dramaturgie reste la même : s’épanouir c’est être reconnu de ses pairs parce qu’on maîtrise les règles du jeu social. Flattant l’orgueil des gagnants et la culpabilité des perdants, cette fiction met l’humain sous la pression de la performance et du rendement.
Pour un lecteur critique, force est de constater que:
- l’apocalypse encourage l’exploitation et la prédation de nos ressources, tant intérieures (nous) qu’extérieures (les autres, la planète, les animaux…).
- les bon(ne)s garçons/filles versus les mauvais(e)s garçons/filles fait le lit des ségrégations
- le Grand Homme reçoit la vérité et la transmet à quelques élus favorise le dogmatisme totalitaire (religieux ou politique) et affaiblit l’esprit critique
- l’élection/la chute nous conforte dans l’idée qu’une communauté n’est qu’un groupe d’individualités en compétition, dans la plus pure tradition darwinienne.
Toutes nos créations reflètent ces histoires qui nous séparent, et nous les consommons en oubliant combien elles nous conditionnent. Un changement est possible, qui ne viendra ni d’une révélation, ni d’un grand homme. Juste de notre capacité collective à incarner des histoires qui nous réunissent.
- (1) éditions Cambourakis, collection Sorcières. A commander sur le site esprit-de-femmes.com
- (2) A entendre ici comme un individu de sexe masculin, asexuel ou hétérosexuel…