Les sacrifiés
J’ai récemment eu l’opportunité d’assister à un groupe de parole de victimes d’inceste. Tandis que s’égrainaient les variations personnelles de leur histoire commune, je suis restée silencieuse, pleurant sur ces destins emblématiques de la condition féminine dans un monde devenu pro-masculin. Depuis des siècles nous, individus considérés en vertu de notre genre ou nos manières comme féminins (1), sommes voués à devenir des victimes, c’est à dire étymologiquement des sacrifiés (2). Objets-tributs déposés aux rives de l’inconscient de masse pour être dévorés par son ombre, nous offrons ainsi à l’âme de nos peuples l’illusion d’une puissance virile.
Or quand le mythe assure qu’il y aura toujours un Persée pour délivrer une Andromède, la réalité physique nous rappelle qu’un archétype nécessite notre intention pour vivre. Princes charmants ou héros n’existent pas en tant que tels, ils ont besoin de notre foi pour se révéler à eux-mêmes. En d’autres termes, si nous n’enseignons pas avec conviction à nos enfants comment contacter leur puissance interne, nous les encourageons à se sentir forts en asservissant ceux qui correspondent dans nos critères culturels à des faibles. Ainsi nous faisons nous complices d’une imposture psychique ancrée dans la matière : l’idée que seul le Moi raisonnant, apanage du masculin, pourrait légiférer et maintenir l’ordre du monde parce qu’il serait savoir-vérité donc autorité suprême.
Cette croyance s’est projetée dans l’un de nos livres sacrés, la Bible, où Dieu est postulé comme Verbe créateur (3). Sa Loi subordonnerait l’ensemble du vivant – y compris la femme – au reflet matériel du divin, l’homme. Les épisodes relatés nous expliquent que s’écarter de cette règle nous exposent au chaos, en fait le principe féminin qu’est l’inconscient ; instincts indomptables d’un vivant brut, dont l’imprévisibilité nous confronte à l’insoutenable vulnérabilité humaine autant qu’elle nous fascine. Parce qu’il n’assume pas cette attraction qui le submerge malgré lui, le principe masculin/moïque conjure alors l’emprise qu’il redoute en projetant sa cause sur le principe féminin/inconscient, tel Adam rejetant la responsabilité de sa chute sur Eve, le fanatique religieux sur les femmes qu’il convoite encore après les avoir corsetées ou le pervers sur l’enfant qu’il ne cesse d’abuser.
De tous temps et en tous lieux, pour que la pensée impure soit absoute sans altérer l’estime du Moi, il faut que soit amoindri ou détruit l’objet qui l’a suscitée. Qu’elles soient violées par leurs parents ou des inconnus, qu’elles soient des êtres vivants ou des intuitions de notre imaginaire, toutes les victimes se confondent dans une même réalité : elles sont, encore et toujours, des sacrifiées.
(1) les femmes, enfants ou hommes maltraités, quelle que soit leur orientation ou identité sexuelle
(2) http://www.littre.org/definition/victime
(3) Rappelons que la Bible a été rédigée par des hommes, ce qui suppose que la parole révélée a pu être altérée