Narcisses
Lors d’un post précédent (1), je vous invitais à prendre conscience de ce qui sous-tend tout autoportrait : projeter dans le regard de l’autre une image suffisamment bonne pour susciter en lui le don d’amour. Cette réflexion ne pouvait que nous conduire au seuil d’une notion majeure de la psychanalyse : le narcissisme.
Le mythe grec dont le concept tire son nom raconte que le dédaigneux jeune homme finit par se noyer en cherchant à étreindre son reflet, dont il s’était épris. Comme souvent, l’interprétation littérale du mythe nous éloigne de sa leçon essentielle, lorsqu’elle n’aboutit pas à un contresens. Ainsi, l’enjeu du narcissisme ce n’est pas tant d’apprendre à aimer quelqu’un d’autre que soi, que de comprendre que se passer d’autrui revient à tarir la source de sa libido (2). Autrement dit, nous avons besoin de passer par un(e) partenaire pour aimer, aussi bien nous-mêmes que le reste du monde.
De Winnicott à Lacan en passant par Dolto, les lectures de ce qui s’active dans l’échange de regards premiers entre l’individu et son environnement abondent. Nous en retiendrons principalement que l’ évaluation originelle de notre valeur viendra hanter nos échanges futurs : selon ce que nous aurons vu dans les yeux de l’autre, nous nous sentirons l’âme conquérante ou misérable, nous affirmerons notre désir de vivre ou nous dépérirons, orientant notre volonté vers la quête éperdue de reconnaissance. Ce que la psychanalyse souligne toutefois, c’est que cette image idéale entrevue s’est façonnée à partir des jugements d’autrui. De ce point de vue, lorsque ma mère regarde le nourrisson que je suis, qui regarde qui ? Est-ce le clan des ancêtres évaluant le jeune maillon de sa lignée ? Le spectre des conventions sociales jaugeant l’aptitude et la conformité d’un sujet ? Un ego blessé ou valorisé par ce qu’il croit avoir créé ?
En retour, qui décrypte le regard porté, et sur la base de quels filtres interprétatifs ? Ce que j’en garderai deviendra empreinte puis souvenir, alimentant ma construction identitaire, en harmonie ou en contradiction avec ce que je perçois être moi du dedans. Blessé ou magnifié, le Narcisse que je suis étaiera son épanouissement sur la collection de polaroïds prises de lui par la vie. Au mieux, il fera l’expérience, tantôt douloureuse ou extatique, de l’altérité comme tuteur de croissance ; il affinera ses perceptions au point d’intégrer en quoi aimer l’autre c’est s’aimer soi-même – et réciproquement- indépendamment des circonstances. Au pire, il s’entichera d’un instantané jusqu’à désirer en faire son identité-éternité, ce qui l’entraînera de mensonges en impostures sur les traces fatales d’un Dorian Gray (3).
Tel serait l’écueil du narcissisme : se polariser sur la représentation rêvée de nous-mêmes au détriment des objets réels qui nous invitent au dépassement de soi. Or, si la nature avait voulu que nous nous suffisions à nous-mêmes, ne nous aurait-elle pas donné la possibilité de nous auto-féconder ?
(1) « Qui êtes vous ? », 01/08/2016
(2) en tant qu’énergie (pro)créative, ex. désir sexuel, expression artistique ou intellectuelle…etc.
(3) héros d’Oscar Wilde, dont le portrait marque les outrages de ses mauvaises actions et du temps à sa place