Niki et Jean
L’histoire nous dit qu’ils auront vécu cinq ans d’amitié avant de découvrir l’évidence de leur amour. Lorsqu’ils se sont connus, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely étaient engagés ailleurs ; ils auraient pu en souffrir, mais ils ont su construire leur relation sur les bases d’une rencontre authentique, d’individu à individu. Et laisser le temps travailler pour leurs âmes.
Lorsque Niki a évoqué ses désirs de création, Jean n’a pas ri d’entendre une femme au foyer prétendre au statut d’artiste. Il lui a simplement répondu que la technique s’acquiert en pratiquant, et qu’elle n’avait nul besoin de voir son talent validé par quelque académie pour exercer le droit, légitime, à exprimer sa vision du monde. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’à travers ces mots c’est tout le peuple des femmes, célébré par son amante, qu’il réhabilitait.
Lorsque Jean a voulu devenir père, Niki ne s’est pas reniée. Elle ne voulait plus enfanter charnellement, peut-être ne voulait-elle pas non le voir comme un mari ou un co-géniteur ? Elle a accepté qu’il vive cette expérience avec une autre, tout en lui restant sentimentalement loyale jusqu’à la fin de leurs vies. Ce dont elle n’avait pas conscience, c’est qu’à travers ce sacrifice de l’exclusivité, elle incarnait l’amour dans toute son inconditionnalité.
La trame de leur compagnonnage comporte ses creux et ses pleins, n’en doutons pas. Sans sombrer dans l’angélisme, j’aime à émettre l’hypothèse que ces deux-là sont parvenus à l’essentiel : transmuter la jalousie, la possessivité, la compétition, la rivalité, la comparaison…Bref, tous ces démons tapis dans l’ombre et si prompts à nous défigurer jusqu’à ce que lassitude et rancoeurs s’ensuivent. Ces mentalisations nourries d’émotions douloureuses qui nous font croire que ce qui ne nous fusionne pas nous sépare de l’autre, ou qu’à l’inverse s’ouvrir à lui(elle) c’est renoncer à son individualité pour laisser à son (sa) partenaire la place d’exister. Ces pollutions culturelles qui déforment nos perceptions et nous transforment en lutteurs égotiques avides de reconnaissance labellisée ; qui nous poussent à brûler les idoles que nous aurions pu simplement aimer pour ce qu’elles sont: des humains.
Niki était une matrice infernale, Jean une machine à produire des structures. L’alliage de leurs essences respectives a produit une complicité merveilleuse, basée sur l’entraide et le plaisir constamment renouvelé d’éblouir l’autre. Dans leur fontaine commune autant que dans leurs œuvres personnelles, ils ont su faire dialoguer leurs univers, sans s’altérer ni s’envahir. Ils ne se sont pas influencés, ils ont su, chacun à sa manière, exalter la beauté de l’autre pour le plaisir de le voir s’épanouir et grandir en vérité.
Ecouter ou regarder Niki et Jean chercher des matériaux ou co-oeuvrer, nous place dans la posture du témoin privilégié observant l’innocence enjouée en action ; dans l’espace-temps de l’art, ils nous apparaissent comme deux enfants, faisant jeu de tout bois pour réenchanter le monde. Et si ce n’était que cela, l’amour ?